mercredi 29 avril 2015

Un texte de Bertrand Secret sur les séries "Amulettes" et "Pains d'épices" de Didier Hamey

Le premier matin du monde pourrait ressembler au ciel ivoire d’un papier de fibre de mûrier : un vide feutré et végétal, en attente. Puis viendrait un souffle, une pulsation, des taches et linéaments d’encre noire se tortilleraient sur cette peau de papier, et des flaques de nuit mercurielle se déploieraient en corolles, se dresseraient, s’érigeraient.

Ça doit être comme ça que ça commence. Dans l’obscurité fertile, un magma aveugle, un rien qui prend forme et qui se soulève.

Pain d'épices IV
Des figures qui surgissent créent l’espace en même temps qu’elles l’habitent. Une procession de changeformes occupés à leur perpétuelle métamorphose, hésitant entre les règnes. Animal ? végétal ? minéral ? Tout ceci à la fois, les classifications n’ont pas court ici. De cette soupe primordiale, d’autres corps d’ombres frêles ou massives se lèvent, leur chair d’encre noire aspire toute lumière et nous sommes aspirés nous aussi, on se perd dans cette matière attirante, veloutée, quitte à nous y perdre. On explore cette obscurité, on s’évanouit dans son épaisseur tiède, on s’y blottit même ; on s’accroupit les yeux ouverts dans le noir, on attend de voir ce qu’il se passera, de voir s’envoler quelques lucioles ou phosphènes.  Et bien sûr l’œil s’habitue, des choses bougent et dansent.

Ki No Ko
La dernière série de Didier Hamey, Amulettes et pains d’épices  a tout d’une cosmogonie, la création du monde nous est contée sans un mot, en une image qui contient le Tout. Les surfaces des plaques de cuivre ou de plexiglas sont les parois de son antre, là où il déploie son art pariétal, l’endroit où apparaissent les figures qui le traversent. Il griffe, incise, caresse, effleure, sa pointe sèche laisse sur ces matrices la trace d’invisibles sillons. L’art du graveur est de nous révéler ces délicates blessures.
Ce qu’il nous est offert ce sont ces traces, ces lignes. Le trait nous parle, il raconte les gestes, il nous parle de corps, le sien propre nerveux ou délicat mais aussi celui du graveur ; cet homme qui envoie des messages, intercesseur entre nos yeux et le monde des images. Le trait exalte ce que fut le rituel, satori de l’acte créateur qui s’inscrit dans la matière. La virtuosité du bras et de la main, mais aussi ses faiblesses, ses hésitations et tremblements. Retenue et frénésie. Urgence de capturer les visions de l’intérieur, évanescentes et fragiles qui passent comme de gros nuages pressés.

Pain d'épices V
Chacune des épreuves d’Amulettes et pain d’épices nous présente des entités doubles et ambiguës dont on ne saura rien des intentions bienveillantes ou inquiétantes. Toujours une figure centrale énigmatique surgit par le bas du cadre, une aile de papillon lui prête des yeux, une autre arbore une tête de chauve-souris comme un masque rieur.
Que peut-il naître de tant d’ombre ? Tout. Et c’est ici que tout commence, car c’est de cette opacité de poix, de ce noir d’encre chaude, que naissent les mondes, que jaillissent faune et flore et l’on en voit s’échapper furtivement des incarnations végétales et animales, qui nous observent comme nous les regardons, avec curiosité et interrogation. D’autres avec malice ou sauvagerie. Ses créatures ou ses génies ont la force des miroirs et des reflets ; ils nous renvoient ce que nous avons à leur offrir. Du peu ou de la profusion, des murmures ou le tumulte d’une ménagerie.

Boletous
Patiemment, dans une succession de petits gestes hypnotiques, Didier Hamey nous envoie des messages dont l’écho semble avoir traversé le temps et l’espace, reliques de pays étranges, d’époques reculées ou à venir.  Ces estampes sont des artefacts habités. D’étranges inscriptions en sont la clé et les gardiens facétieux, des formules magiques certainement. "Amulettes et pain d’épices, Amulettes et pain d’épices",  répétez ces mots plusieurs fois, lentement, pour laisser éclore leur pouvoir, vous commencerez à ressentir le vertige de ce mantra, l’abîme qui vous tend les bras.

Bertrand Secret, 2015.